Des courants et du JDR
Il existe trois courants principaux dans les jeux de rôles : le réaliste, le narratif, et « ambiance ». Ces trois courants correspondent à trois type de plaisir de jeu différents, mais aussi à trois grands types de règles : simulationnistes, comparatives ou arbitraires.
Le courant réaliste et ses règles simulationnistes
Historiquement, ce premier courant est issu des wargames qui ont engendrés les jeux de rôles. Cette manière de jouer met l’accent sur réalisme des règles de simulation. C’est encore aujourd’hui le courant majoritaire. Il convient aux joueurs qui apprécient l’impartialité et le réalisme d’un système de règle profond. Les règles de simulation sont basées sur un système de probabilité/hasard. Les probabilités sont définies par des degrés, souvent chiffrés, (caractéristiques, compétences…), et le hasard est exprimé par un jet de dé. La comparaison ou la combinaison du jet de dé avec le degré indique une qualité de résultat.
Cette base appelle plusieurs variantes. Les degré, au lieu d’être exprimé par des chiffres, peuvent être exprimé littéralement (Par exemple : Mauvais, moyen, bon). Le hasard peut s’exprimer par bien d’autres vecteurs que les dés : cartes, pièce de monnaie… La comparaison ou la combinaison de la probabilité et du hasard est une source inépuisable de variantes d’un jeu de rôle à l’autre : réussite sur un résultat supérieur ou inférieur au degré, réussite selon un tableau…
Le résultat du dé donne souvent des précisions sur la qualité du résultat. Ce type de règle utilise en général la marge de réussite, mais on voit parfois des interprétations plus originales. Par exemple, les 1 sur 1D6 donnent des bonus à Magna Veritas, ou certaines règles permettent des paris sur les résultats à l'image de Légende des 5 anneaux et de ses fameuses « augmentations » qui rendent certaines réussites exceptionnelles.
Les joueurs férus de ce type de jeu apprécient l’impartialité d’un jet de dé. De plus, les dés sont un jeu dans le jeu qui crée de l’aléatoire, du pari, du suspens. Après tout, dans « jeu de rôle », il y a « jeu ».
Les règles réalistes sont souvent longues, voir lourdes, même si ce n’est pas toujours le cas (UnDéSix a ainsi fait le pari de conjuguer un bon système de simulation avec des règles courtes et accessibles). Cette lourdeur peut ralentir considérablement la narration. Les actions des personnages et particulièrement les combats risquent de devenir des suites de chiffres qui font prévaloir les mathématiques sur l'imagination. Toutefois, tout peut être allégé et accéléré par un Maître du Jeu qui sait faire la part des choses entre règles indispensables et règles optionnelles, scènes importantes et scènes accessoires à jouer de façon arbitraire (voir l’explication du courant arbitraire ci-dessous).
La difficulté à assimiler et à mettre en place des règles réalistes est considérée de plus en plus comme un défaut. Il est pourtant possible d’écrire des règles à la fois simulationnistes et légères, mais c’est le cas de très peu de jeux pour deux raisons principales. D’un part, il existe quand même une proportion non négligeable de rôlistes qui aiment se plonger dans des règles épaisses, des systèmes complexes et des précisions permettant de simuler le moindre détail. Il existe une véritable demande en ce sens. D’autre part, les auteurs continuent à produire des systèmes nécessitant des heures de lecture avant de jouer parce que leurs références vont à des jeux dont les systèmes sont ainsi faits ou parce qu’ils ne parviennent pas à se mettre à la place d’un joueur débutant. Ils ont eux mêmes appris (et sans doute pris grand plaisir) à « potasser » pendant de longues soirées les processus de créations d'un personnage, ou encore les interminables descriptions de sortilèges.
Le courant narratif et ses règles comparatives
Le deuxième courant de jeu est narratif. Il convient aux joueurs pour qui l’histoire qui se construit autour d’une table de jeu compte plus que le réalisme des actions des personnages. Le rythme de la narration nécessite des règles à résolution immédiate. Les règles comparatives répondent à cette nécessité. Leur principe consiste à confronter les valeurs d’un degré et d’un autre. En un coup d'œil, il est donc possible de déterminer qui est victorieux et dans quelle mesure. Par exemple, un bras de fer sera remporté par le personnage ayant le meilleur score de force. La comparaison est ainsi assez valorisante pour les personnages qui ont une ou plusieurs spécialités. Ils ont l'occasion de briller régulièrement, sans subir les aléas dramatique d'une suite de jet de dés catastrophique qui les discréditerait. Éventuellement, une petite part de hasard peut-être introduite, mais elle devra être au service de la narration, pour une gestion facile.
Ceci dit, certains systèmes se passent très bien de la dimension aléatoire qui font la force de nombreux jeux de rôle. Ambre est un bon exemple. Inspiré du cycle de roman « Les Princes d'Ambre » de Roger Zelazny, le jeu de rôle annonce clairement son objectif : des règles sans dés. Il évite ainsi de soumettre les quasi-dieux qu'incarnent les PJ aux règles imprévisibles du hasard. Cela n'empêche pas pour autant de rendre les combats passionnants, mais Maitre du Jeu et joueurs devront déployer toute leur habilité narrative pour en profiter pleinement.
Dans tous les cas, l'idée de base reste : un clin d'œil doit suffire pour appréhender le résultat d'une action ne pas ralentir les descriptions.
Ce courant du jeu de rôle permet souvent un rythme plus enlevé et fait la part belle aux situations et à la perception des scènes par les joueurs.
Le courant « ambiance » et ses règles arbitraires
Le troisième courant de jeu recherche avant tout à créer une ambiance particulière autour de la table de jeu. Comme le précédent, il s'appuie en grande partie sur une narration vivante et donc les talents descriptifs d'un Maitre du Jeu exigeant. Les systèmes qui lui conviennent le mieux sont arbitraires, c’est-à-dire que c’est le Maître du Jeu qui décide dans sa totalité du résultat des actions des personnages. Il est bon, dans ce genre de système, d’introduire une participation des joueurs au résultat : par votre soutien de Maître du jeu, ils pourront agir sur le monde. Le but final est d'arriver à intégrer complètement les PJ dans la scène qu'ils sont en train de jouer. L'effort d'interprétation, y compris dans les détails, doit donc être au rendez-vous et ce, des deux côtés de l'écran de maître. Après tout, dans « jeu de rôle », il y a « rôle ».
Alors que certains joueurs se retrouvent perdus s'ils ne peuvent pas s'appuyer sur des règles précises et détaillées à chaque instant, d'autres ne peuvent s'épanouir que si on leur enlève ce qu'ils considèrent comme un carcan soit trop lourd, soit trop peu réaliste. En se reposant presque entièrement sur le Maitre du Jeu, ces joueurs peuvent en général se concentrer sur ce qui les motive le plus : le caractère et le comportement de leur personnage, ainsi que les interactions avec les PNJ et les autres PJ. Quel besoin de trente pages de règle quand on peut prendre le temps de discuter de vive voix, pendant des dizaines de minutes, des jeux d'influences qui agitent la cours du Prince ?
Alors, à quoi je joue ?
Entre les trois courants, il n’y en a pas un qui soit « meilleur » qu’un autre. Il faut bien comprendre que les quelques éléments présentés dans les lignes qui précèdent sont par nature simplificateur. S'il s'agissait de sociologie, on parlerait à la manière de Max Weber d'idéal-type, c'est à dire de grandes lignes déterminantes qui sert de guide pour la pensée. Sans doute qu'une autre séparation, différente de celle-ci, en courants est également envisageable. Il n'y a pas de vérité absolue en ce domaine. Chacun des archétypes présentés plus haut peut convenir à un type de joueurs, selon leurs envies et leur humeur du moment. Ces courants peuvent être mélangés au court d’une partie. Il est même évident qu'ils s'entremêlent de façon intuitive dans la réalité quotidienne des rôlistes. Cependant, si autour d’une table certains joueurs aspirent à tel ou tel courant « pur » et certains joueurs à un autre, le résultat peut être très décevant, voir conflictuel. La partie sera encore pire si les joueurs aspirent à un courant différent de celui du Maître du jeu. Il est donc important que chacun autour de la table se rapproche et s’adapte aux désirs des autres. Une bonne façon d’y parvenir est de demander aux participants, avant la partie, selon quel courant ils sont d’humeur à jouer.
Il est rare que des joueurs s’adonnent à un courant « pur ». Dans une même partie, des joueurs assez ouvert apprécieront de passer de l’un à l’autre, en particulier parce que certaines scènes de jeu correspondent mieux à telle ou telle façon de jouer. Se débarrasser d’un adversaire dans un combat correspond souvent mieux à des règles simulationnistes (même s'il ne faut pas généraliser). En effet, dans ces situations, pour véritablement savourer le succès de leurs actions, les joueurs apprécient l’impartialité d’un jet de dé mais aussi, paradoxalement, la part de chance qui en résulte. Les scènes transitionnelles nécessitant de faire avancer l’histoire rapidement appartiennent au courant narratif. L'utilisation de la comparaison permet de tenir compte des capacités des personnages, sans trop ralentir le jeu. Une bonne scène de négociation, quant à elle, peut très bien ne pas s'encombrer de jet de dés. Si le maitre du jeu est impressionné par la roublardise et le bagou que met en avant l'un de ses Pjs, il peut très bien considérer arbitrairement qu'il s'agit d'une réussite. C'est en effet délicat de réduire à néant les efforts d'un joueur, en concluant son interprétation par un seul jet de dés entièrement déterminant. Une autre solution répandue consiste à adjoindre des bonus-malus aux jets, selon la performance « rolistique » des joueurs. Cela est surtout valable pour les scènes ou la parole est très importante. Ne faites pas monter vos joueurs à la corde pour voir s'ils ont le droit à un +10 sur leur test d'escalade !
Vous pouvez très bien jouer une partie en mettant l’accent sur tel ou tel courant, puis un autre jour sur tel autre. Voulez-vous jouer réaliste ou irréaliste ? Vos règles collent-elles aux réalités quotidiennes ou sont-elles adaptées aux univers fantastiques ? Allez-vous mettre en avant l’aspect héroïque de l’histoire ou la réflexion des joueurs ? Parfois, de légère modifications dans les règles ou un style de maîtrise qui s’autorise de passer de temps en temps du "simulationnisme" au comparatif, ou à l’arbitraire permet, avec un type de règles général, d'aborder tous les styles (le D20 est un bon exemple, de même qu'un système générique comme UnDéSix).
Pour conclure, l'essentiel restant de s'amuser. Il s'agit pour le Maitre du Jeu et ses joueurs de bien être au clair sur les attentes des autres. Une fois que l'on sait ce qui plait à tous, alors plus rien n'est impossible. Avec ou sans règles, le jeu de rôle est le domaine de la liberté et de l'imaginaire après tout.
Et la création dans tout ça ?
L’existence de ces trois courants archétypaux justifie la diversité de règles aussi différentes les unes des autres. Pour un créateur de jeu de rôle, cela implique de se reposer, au moins en partie, sur l'un d'eux lorsqu'il invente le système qui régira son univers. L'exemple du jeu complet est évidemment le plus flagrant. Les règles vont-elles permettre la mise en avant du caractère épique de l'aventure ou au contraire laisser la liberté des interprétations et les relations entre PJ et PNJ prévaloir ? Quand bien même le créateur ne voudrait pas tomber dans un courant type, ce qui est parfaitement compréhensible, il devra déterminer quelle part de sa création penche plutôt vers la simulation et quelle autre vers la narration, ou encore l'ambiance.
Dans le cas d'un scénario, d'une campagne ou d'aides de jeu, le créateur ne doit pas non plus perdre de vue pour quel type de jeu il va écrire et quelle sauce il veut faire monter. Certes, cela ne veut pas dire que ces suppléments ne pourront pas être adaptés à d'autres systèmes, mais au moins, l'accord entre son travail et ce qui compose le reste du jeu n'en sera que plus symbiotique. Il est plus simple de partir d'un courant archétype et de rajouter ensuite quelques éléments pour relativiser le rendu final, plutôt que d'essayer dès le départ de tout mixer, au risque d'obtenir un rendu fade et qui ne trouve sa place nul part.
L’important étant de répondre au final à la question : mon jeu crée-t-il du jeu ? Quelques soient les joueurs et le MJ, il faut avant tout qu'une émulation positive se crée. Peu importe les choix qui sont faits si au final tout le monde en ressort satisfait.
Sources : Le SDEN et son MJzine, l'e-magazine PlacesToGo-PeopleToBe.